Agréé à l’Académie royale de peinture et de sculpture en 1765 avec un tableau d’histoire, Corésus et Callirhoé, Fragonard ne présenta jamais de morceau de réception lui permettant d’y être reçu définitivement. Il abandonna vite le grand genre au profit de tableaux « réalisés à l’intention d’une clientèle fortunée prisant les sujets galants et libertins », registre auquel il donna ses lettres de noblesse et auquel il doit essentiellement sa renommée aujourd’hui.
C’est pourtant la littérature qui passionna véritablement l’artiste, comme le révèle sa production graphique, en grande partie consacrée à des textes aussi variés que les Contes et nouvelles de La Fontaine, La Jérusalem délivrée, Don Quichotte mais aussi, comme ici, Roland furieux. Le présent dessin appartient en effet à une suite de 179 feuilles, sans doute exécutées vers 1780, correspondant aux seize premiers chants de ce poème de l’Arioste achevé en 1532.
Plutôt qu’une illustration littérale, Fragonard propose de cette épopée une interprétation « fine et spirituelle », suivant « scrupuleusement le poème tout en sachant n’en retenir que l’essentiel pour en traduire avant tout l’esprit ». Ainsi de la présente feuille, correspondant au moment où Roger succombe aux charmes de la sorcière Alcine :
« […] il sauta hors du lit, il la prit dans ses bras,
sans avoir attendu qu’elle se dévêtit
encore qu’elle eût quitté jupon et crinoline
et vînt enveloppée dans une soie légère
qu’elle avait enfilée par-dessus sa chemise
qui était blanche et fine au suprême degré.
Quand Roger l’enlaça, elle dut lui laisser son manteau et garda son voile clair et fin,
qui, derrière et devant, ne la couvrait pas plus
qu’un verre transparent les roses et les lys. » Roland furieux, chant VII, v. 27-28.
C’est l’étreinte amoureuse qui retient ici l’attention de l’auteur du fameux Verrou, dont on trouve ici, à l’abri d’un lit à baldaquin rapidement suggéré, l’écho inversé, puisque les deux amants s’abandonnent sans contrainte à la passion. La facture, enlevée et délicate, traduit autant la fougue d’Alcine et Roger, dont les corps semblent confondus dans l’enroulement alerte des touches de bistre, que la grâce des vers de l’Arioste, en suggérant la palpitation des voiles transparents et légers qui animent la scène. Cette magnifique feuille est parfaitement exemplaire de l’un des pans les plus brillants et les plus personnels de la production de Fragonard. Elle reflète quant à elle la sensibilité et l’invention propres à l’artiste, auxquelles madame du Barry préfère, à l’époque où est exécuté notre dessin, le néoclassicisme d’un Joseph-Marie Vien. C’est toute la singularité du dessinateur virtuose qu’est alors Fragonard qui éclate dans la série de dessins consacrés au Roland furieux, dont une grande partie se trouve aujourd’hui dans des collections américaines. Par cette acquisition, les Beaux-Arts de Paris enrichissent leur fonds d’un modèle particulièrement rare et séduisant de grande liberté graphique et artistique, où la suggestion l’emporte sur la description, thème toujours éminemment actuel dans la création contemporaine.